{Paru dans le JSH 01-2020} Aujourd’hui, mon Universal et moi, nous avons 70 ans et plus… Elle n’a jamais eu besoin d’un service de réparation ou de contrôle, elle continue d’égrener les heures sans retard. Il me semble qu’elle doit rêver d’un propriétaire plus jeune. Voici son histoire…
Par Kenan Tegin, co-fondateur du magazine Montres Passion, collectionneur
Chroniqueur régulier du Journal Suisse d’Horlogerie JSH
Chez moi en Turquie, le rite séculaire de la circoncision marque l’entrée de l’adolescent à la vie adulte. Notre tradition veut que l’affaire soit prétexte à une grande fête, aussi colorée qu’un mariage oriental traditionnel. Les adultes festoient, dansent à la musique populaire jouée par de petits groupes de musiciens. Les enfants, entourant l’opéré, jouent et ne se privent pas de le taquiner. Il y a même des spectacles de marionnettes. La victime, récompensée pour son courage et pour avoir survécu à cette intervention sans anesthésie et fort douloureuse, reçoit des cadeaux de tous.
Enfant unique, j’étais parvenu à repousser. J’avais très peur en fait… Finalement, faisant fi de mes vives contestations, mes parents avaient planifié l’inéluctable pour juillet 1954. J’avais 8 ans. Mon père connaissant mon amour précoce pour les montres (j’en avais déjà trois), m’avait commandé à Genève une précieuse Universal double-date au guichet, calibre 291 en or rose. Après le supplice, il me l’avait offerte, certain de me gâter. Mais moi, enragé et tordu de douleur – comment aurais-je pu apprécier? – j’ai attrapé de colère un canif (aussi un cadeau) ainsi qu’une orange dans le panier à côté de mon lit. J’ai éventré sans difficulté la montre et j’y ai pressé un quartier entier. J’ai soigneusement refermé le boîtier et j’ai attendu. Puis j’ai appelé mon père et lui ai fait remarquer que son cadeau pourri ne fonctionnait pas. Il en fut vraiment désolé. Il la retourna sur le champ à Genève, pour réparation.
Quelques semaines plus tard, alors que mes douleurs n’étaient plus que mauvais souvenirs, mon Universal fut de retour avec un calibre flambant neuf et… ni question ni reproche de la part de la Manufacture. Je l’ai donc portée fièrement jusqu’à mes 14 ans.
Puis je l’ai offerte à ma mère qui affectionnait les montres d’homme. En contre partie, elle me dédommagea avec une Doxa plutôt clinquante.

De retour en Suisse, avec en poche mon grade de lieutenant et à mon poignet mon Universal, je décidais que ce serait ma montre préférée. Je ne m’en suis jamais séparé, elle occupe une place à part dans ma collection.