Le 25 avril 2021, sous les auspices d’Antiquorum, trois montres gousset d’une inestimable valeur patrimoniale pour le canton de Neuchâtel, risquent de s’évaporer à Hong Kong: Ditisheim, Breguet, Grandjean, trois noms qui irradient l’Histoire horlogère suisse.
Par Joël A. Grandjean, éditeur et rédacteur en chef de JSH® Magazine et Swiss Watch Passport – S’abonner à JSH.
Mais où donc sont passés les mécènes ainsi que les deniers publics destinés à empêcher que de telles pièces échappent aux musées horlogers du canton pour se vendre quelque part en Asie ou ailleurs dans le monde? En effet, ces incroyables témoins d’un savoir-faire exceptionnel sont en plus chargés de symboles et d’une puissance historique telle qu’il convient de parler de « non-assistance à trésors en danger« .
Symboles et puissance historique: il en va de la ‘non-assistance à trésors en danger’.
Dans le catalogue de la vente d’Antiquorum qui aura lieu en live à Hong-Kong, les lots 137, 138 et 397 risquent fort d’arracher de manière définitive quelques pages de l’histoire horlogère neuchâteloise. Des pages qui devraient plutôt trouver refuge au coeur du MIH, le Musée International de l’Horlogerie à La Chaux-de-Fonds, voire au Château des Monts, le Musée du Locle. Puissent ces lignes inspirer de ce côté-ci de l’hémisphère, quelque sursaut de conscience.
Lot 137, la montre Paul Ditisheim du Messager Boiteux
Cette pièce porte un nom chaux-de-fonnier prestigieux, lié par filiation à la création même du MIH: Paul Ditisheim, horloger qui créa sa propre manufacture à La Chaux-de-Fonds en 1892 pour « fabriquer des montres de très haute précision et des montres bijoutières« . On doit à cet horloger parti parfaire sa formation à Berlin puis à Paris, en passant dès 1891 par l’Angleterre, l’invention de son propre balancier de compensation (brevet d’invention suisse N° 98 234). Il invente aussi une nouvelle huile d’une stabilité remarquable tandis que son expertise de régleur habile lui permet de rafler de nombreux prix d’Observatoire à Neuchâtel comme à Kew. Il est associé tant aux recherches du Dr. E. Guillaume (1861-1938) dans l’utilisation du balancier « intégral » Guillaume et du spiral auto-compensateur de type Elinvar, qu’à celles du Dr. Paul Woog pour le développement des huiles Chronax.
C’est donc à Paul Ditisheim, jeune horloger à l’époque qu’est commandée l’une des quatre pièces que les autorités neuchâteloises se proposent d’offrir à quatre personnalités en vue dans le cadre des splendides célébrations du 50ème anniversaire de proclamation de la république de Neuchâtel, le 1er mars 1848. Nous sommes en juillet 1898 et le canton tout entier s’apprête à célébrer son attachement définitif à La Suisse. L’heureux élu de ce présent officiel est un certain Henri-Ernest Bouvier (1862-1913). Personnalité locale importante, cet homme politique neuchâtelois est propriétaire et directeur de l’almanach « Le Véritable Messager boiteux de Neuchâtel ». Il est également le frère du fameux peintre-architecte neuchâtelois Paul Bouvier (1857-1940).
Quant à la montre de 52,1 de diamètre, il s’agit d’un chronomètre à ancre « Louis XV » de forme ronde, en or jaune 18 carats et émail, à guichet ouvert, remontage sans clef. Doté d’une seconde auxiliaire positionnée à 6h, il porte l’emblème du fameux unijambiste posant face à la Collégiale protestante Notre-Dame de Neuchâtel et face l’ensemble architectural environnant la Coline du Château. Son ébauche 18 lignes ½ à échappement à levier provient certainement de LeCoultre à la Vallée de Joux. Jusqu’à son coffret d’origine parfaitement conservé dans son carton de protection, la dédicace est omniprésente: cinquantenaire de la République, 11 juillet 1898, Chronomètre N° 11098 (boite et calibre) disposant de son bulletin de marche de l’Observatoire de Neuchâtel établi en décembre 1897. Il semblerait que ce trésor si bien conservé provienne directement d’un descendant « Bouvier ».
Lot 138, la Breguet du Prince de Neuchâtel
Autre trésor historique sacré qui s’apprête à s’évaporer dans le coffre d’un collectionneur, cette pièce en or « répétition quart à ponts » d’Abraham Louis Breguet dont le boîtier N° 3 095 est attribué à Pierre-Benjamin Tavernier de Paris. Elle appartenait à Alexandre Berthier (1753-1815), Prince souverain de Neuchâtel et de Valangin, 1er Prince de Wagram, général français puis maréchal d’Empire, Ministre de la Guerre et chef de cabinet de Napoléon. Excusez du peu! Réalisée entre 1812 et 1813, elle contient un Calibre 20 lignes à échappement à cylindre portant le N° 2 261. Les archives Breguet mentionnent qu’elle a été vendue le 19 mai 1813 pour la somme de 2000 francs.
Lot 397, une montre Henri Grandjean rescapée du Chili
Parmi des valeurs sûres des enchères mondiales, il y a cet horloger et homme politique Loclois, ancien Conseiller Fédéral, qui fit construire l’Observatoire de Neuchâtel puis, dix ans après, l’Ecole d’Horlogerie du Locle. On attribue également à Henri Grandjean la construction du « Quartier de l’An Neuf » (aujourd’hui rebaptisé le Quartier du Progrès), une zone urbaine dédiée aux logements des personnels horlogers à qui l’on doit l’addition du Locle au dossier de la ville de La Chaux-de-Fonds proposé il y a dix ans au Patrimoine mondial immatériel de l’Unesco. Fils de David-Henri Grandjean, de l’Entre-deux-Monts, cet horloger était épris de précision. D’après l’expert mondial Helmut Crott, tout grand collectionneur au monde en possède au moins une, sachant qu’il n’en produisit que 180 durant sa vie. Quant au Musée du Locle, le Conservateur Morghan Mootoosamy est plutôt fier de veiller sur un « fonds Grandjean » composé de documents d’archives rares ainsi que sur quelques pièces jalousement protégées.
Cette montre de poche en or jaune qui pourrait disparaître à tout jamais à Hong Kong est à remontage sans clef. Elle fut réalisée pour le marché sud-américain. Elle concentre trois complications majeures, de celles qui excitent les collectionneurs: répétition des quarts sur deux gongs en acier, activée par une glissière positionnée à 6 heures, complication de la ‘seconde morte’ ici indépendante avec sa graduation extérieure, enfin deux barillets à engrenages différentiels et à remontage bidirectionnel inspiré des travaux de Sylvain Mairet. Au milieu des décors ciselés si chers au maître horloger Henri Grandjean, on trouve une dédicace à un certain Alejandro A. Cameron (1868-1950) qui fut à la tête de la compagnie minière de Terre de Feu, au Chili.